Dignité et sécurité au travail

Cette semaine, j’ai une nouvelle fois participé à deux mobilisations importantes sur le plan social. Mardi 25 janvier devant la préfecture d’Évry avec les travailleurs sans papier d’une des filiales de la Poste, et jeudi 27 janvier, place de la Bastille à Paris pour la manifestation pour la revalorisation des salaires et des pensions.

Depuis le 15 novembre 2021, plus de 70 salaries sans titre de séjour travaillant pour DPD au Coudray-Montceaux et pour d'autres établissements de filiales de la Poste sont en grève. Le PDG de La Poste se félicite régulièrement des profits réalisés dans le secteur du colis, lies à la croissance du e-commerce. Mais, entre les clicks et les livraisons, il y a une réalité humaine et sociale : l’exploitation des travailleurs du colis et celle des salariés de La Poste, fonctionnaires et CDI, dont les conditions de travail ne cessent de se dégrader depuis des années. Et il y a celle, encore plus féroce, des CDD, intérimaires, sous-traitants. Les plus exploités, les plus précaires étant les travailleurs sans-papiers. Ils dénoncent à la fois les erreurs systématiques sur leurs feuilles de paye, les heures et les semaines non payées, les conditions de travail souvent inhumaines, l'absence de délai de prévenance lors des modifications d'horaires, la désinvolture totale à leur égard concernant les horaires, qui consiste souvent à les mettre en pause plusieurs heures ou à les libérer à minuit et demi en pleine campagne, sans transports en commun. Ils exigent tout à fait légitimement un minimum de respect et l’application du code du travail. Je soutiens également leur revendication sur l’internalisation de la sous-traitance, la suppression de l'intérim et la délivrance des documents que doit fournir leur employeur pour permettre leur régularisation. Les services du préfet de l’Essonne se disent à l’écoute depuis plusieurs mois maintenant. Ils doivent aujourd’hui prendre enfin des décisions concrètes.

Ce jeudi 27 janvier, j’ai participé à la manifestation organisée par plusieurs confédérations syndicales. Les salariés du public, comme du privé, mais aussi les retraités ont bien raison d’être en colère face à la diminution de leur pouvoir d’achat. Depuis plusieurs mois, partout c’est le constat d’une augmentation des dépenses courantes, énergie, carburant, prix alimentaires… tandis que les salaires, minimas sociaux et pensions ne suivent pas, voire ont largement décroché. L’inflation de 2,8% s’installe et enfle, tandis que le patronat distribue au mieux des miettes dans les NAO (Négociations Annuelles Obligatoires), et que le gouvernement n’a toujours pas réévalué le point d’indice dans la fonction publique depuis plus de 10 ans et propose une augmentation du SMIC de 0,9 % ! (elle serait de 25% en Allemagne !). Les mesurettes annoncées, 100 euros au chèque énergie, l’indemnité inflation de 100 euros, le gel du prix du gaz, restent largement insuffisantes, ponctuelles et ne compensent pas ce décrochage.

C’est le SMIC qu’il faut réévaluer de manière significative, les salaires, les pensions, les minima sociaux qu’il faut augmenter et le point d’indice qu’il faut dégeler ! La crise Covid, le ralentissement de la production mondiale ont bon dos. Plus personne ne parle des choix politiques faits en termes de répartition des richesses. Sous l’ère Macron, 5 % des ménages les plus modestes (ceux qui vivent avec moins de 800 euros par mois) ont perdu jusqu’à 0,5 % de pouvoir d’achat. Pendant ce temps-là, près de 51 milliards ont été versés en dividendes pendant la pandémie. Les cinq plus riches capitalistes de France ont vu leur fortune doubler. Ils possèdent maintenant autant que les 27 millions de personnes les plus pauvres. Le seul Bernard Arnault (LVMH) a touché 1,4 milliard d’euros de dividendes en 2021, soit 160 000 euros par heure. Les entreprises du CAC 40 ont fait plus de 100 milliards de profits, soit l’équivalent de 2,3 millions d’emplois payés à 2 000 euros net, cotisations incluses. Lire ICI pour plus de détail.

Par ailleurs, le gouvernement semble se satisfaire nombre de demandeurs d’emploi, en mettant en avant une baisse de 12,6 % en un an, selon les chiffres officiels de Pôle emploi. Mais cette catégorie classée A de personnes sans emploi, malgré de nombreuse radiation, concerne encore plus de 3,3 millions de personnes. Et derrière la baisse statistique, dont se glorifie le gouvernement, se cache une augmentation de 8,6% du nombre de femmes et d’hommes répertoriés dans la catégorie C qui rassemble des personnes « en emploi à temps partiel subi ou ayant des conditions de travail défavorables, qui les conduisent à se maintenir comme demandeur d’emploi et à la recherche d’un autre poste ». La pauvreté et la précarité sont toujours là aujourd’hui pour près de 10 millions de personnes en France.

Enfin, comment ne pas être révolté que l’insécurité qui demeurent sur de nombreux lieux de travail. 733 salariés sont morts en un an dans des accidents du travail (chiffres de 2019, derniers connus), soit deux par jour. Je reproduis ci-dessous l’intégralité de l’article (payant) publié dans le journal Le Monde, ce 29 janvier 2022.

" Ces morts oubliés ont des noms. Ils s’appellent Romain Torres, apprenti bûcheron de 17 ans, percuté par un tronc d’arbre sur un chantier forestier du Bas-Rhin le 28 juin 2018. Ou Teddy Lenglos, 20 ans, manœuvre dans le BTP, enseveli le 10 janvier 2020 sous les décombres après l’effondrement d’un mur à Béthune (Pas-de-Calais). Ou Chahi, 41 ans, livreur à vélo pour Uber Eats, mort percuté par une voiture à Sotteville-lès-Rouen (Seine-Maritime), le 6 mai 2021. Ou Abdoulaye Soumahoro, 41 ans, tombé dans un malaxeur à béton le 22 décembre 2020 sur le chantier du Grand Paris Express.

Depuis 2016, Matthieu Lépine, professeur d’histoire et géographie à Montreuil (Seine-Saint-Denis), a entrepris de donner une visibilité à ces tragédies, de sortir de l’anonymat leurs victimes, de reconstituer leur vie afin de les faire passer "du fait divers au fait social". Son compte Twitter, ouvert en 2019 et intitulé "Accident du travail : silence des ouvriers meurent", est suivi par plus de 40 000 personnes. Il y publie les articles de la presse qu’il dépouille systématiquement, interpelle la ministre du travail, suit les – rares – procédures judiciaires, rend hommage à ceux qui se sont "tués à la tâche", met leurs familles en contact. Vendredi 28 janvier, il comptabilisait déjà 24 morts depuis le début de la nouvelle année.

Seule une telle initiative militante permet de rendre compte de ce phénomène enfoui. Car aucune statistique officielle ne rend compte de la totalité des accidents du travail survenant en France. Selon l’Assurance -maladie, 655 715 accidents du travail ont entraîné un arrêt de travail d’au moins un jour en 2019. Mais ce nombre n’inclut ni ceux dont sont victimes les fonctionnaires, ni ceux qui touchent les "travailleurs indépendants", non systématiquement pris en charge. Or, tout porte à croire que c’est parmi les livreurs, les chauffeurs à leur compte et autres personnels ubérisés que prolifère désormais le fléau des accidents du travail.

Une inflexion inquiétante

Les statistiques disponibles le montrent clairement déjà : "Les travailleurs les plus vulnérables sont, de manière injuste, les plus exposés", observe Véronique Daubas-Letourneux, dans Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles (Bayard 2021). La sociologue souligne une inflexion inquiétante : après une chute historique spectaculaire des accidents du travail (leur fréquence a été divisée par quatre entre 1950 et 2000) liée à la désindustrialisation et aux progrès de la prévention, leur fréquence ne baisse plus et leur taux de gravité est reparti à la hausse.

La place de la France à cet égard n’est pas glorieuse : dans une enquête de 2007, elle se classait à l’avant-dernier rang des Etats de l’Union européenne (UE) avec un taux de 3 000 accidents graves pour 100 000 travailleurs, contre 1 700 en moyenne dans l’UE.

Qui sont les victimes des accidents ? De façon significative, les travailleurs intérimaires, ceux du secteur de la santé et de celui du nettoyage (bizarrement agglomérés dans les statistiques), sont les plus surreprésentés (28 % des accidents pour 18 % des salariés), suivis des salariés de l’agroalimentaire, des transports et du BTP.

S’agissant d’accidents mortels, 90 % touchent des hommes, principalement parmi les ouvriers du BTP et les chauffeurs-routiers. Les marins-pêcheurs et les bûcherons paient aussi un lourd tribut. Mais le taux global d’accidents progresse chez les femmes, en particulier dans le secteur de l’aide à la personne, qui inclut les Ehpad et l’aide à domicile. Cela va du dos cassé en portant des personnes impotentes au meurtre par un patient, comme celui d’Audrey Adam, 36 ans, conseillère en économie sociale et familiale tuée dans l’Aube en mai 2021 par un ancien agriculteur dont elle s’occupait.

A l’heure où le thème de la sécurité colonise le discours politique et où domine le principe de précaution, le black-out sur les accidents du travail renvoie à la gestion individuelle des dossiers, à l’explication par la "fatalité" ou la maladresse personnelle, mais aussi au fait que les victimes sont très souvent jeunes, peu formées, isolées et vulnérables car dans un statut précaire.

Ce silence est troublant, s’agissant d’un phénomène hautement symptomatique des inégalités sociales – les ouvriers y sont 40 fois plus exposés que les cadres –, aussi bien en matière de pénibilité du travail, d’espérance de vie – parmi les hommes, un ouvrier sur deux n’atteint pas 80 ans, contre un cadre sur trois – et de précarité. Celle-ci réduit la capacité à maîtriser ses conditions de travail et à assurer sa sécurité.

Dans son dernier livre (Les Epreuves de la vie, Seuil, 2021), le sociologue et historien Pierre Rosanvallon développe l’analyse selon laquelle les réalités sensibles vécues par les individus constituent les nouveaux fondements de l’action collective et, partant, de politiques nouvelles axées sur le respect et la dignité. Les accidents du travail, bénins ou dramatiques, relèvent à l’évidence de ce registre des épreuves qui façonnent les manières de voir et de voter, les indignations et les révoltes. La démocratie gagnerait à les sortir de l’angle mort où ils sont relégués, à les considérer comme des signaux d’alarme sur les défaillances de l’organisation du travail et sur les inégalités, plutôt que comme le prix à payer pour les « risques du métier".

Philippe Bernard(Editorialiste au "Monde")

 

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