Élections municipales : Épilogue (1ère partie)

Au lendemain du second tour des élections municipales ce 28 juin, je veux développer dans cette première partie des éléments de réflexion politique sur la situation globale marquée par une très forte abstention. 

Dans une seconde partie, j’analyserai les résultats dans la trentaine de communes de l’Essonne qui votait dimanche, dans différents contextes et avec des cas de figures parfois surprenants.

Nombreux sont ceux à gauche, et tout particulièrement au sein du parti Europe Ecologie Les Verts, qui crient victoire. Il n’est pas question de leur reprocher, il est légitime que des candidats et des militants se réjouissent de leurs résultats après une campagne qui n’a ressemblé à aucune autre. Mais il convient aussi d’être solidaire d’autres camarades, amis et sympathisants qui ont connu la défaite, parfois attendue, toujours amère et souvent injuste.

Il ne faut pas tomber dans le triomphalisme en tirant des conclusions fausses du scrutin. Ne répétons la même erreur qu’en mars 2001, où la conquête de Paris et de Lyon avait permis de masquer des résultats plus mauvais que ce que la presse et les partis avaient alors présenté. Certes, plusieurs grandes villes basculent vers des listes rassemblant la gauche et les écologistes (Lyon, Marseille, Bordeaux, Strasbourg, Tours, Montpellier, Nancy, Annecy, Périgueux, Bourges...) et d’autres sont conservées par ce type de rassemblements (Paris, Grenoble, Nantes, Rennes, Lille). Mais en réalité, à l’échelle du pays, le rapport droite/gauche n’a pas réellement changé. En 2014, la gauche ne « détenait » plus que 84 villes de plus de 30 000 habitants. En 2020, elles sont 86, le bilan des gains et des pertes par la gauche et les écologistes est donc assez mitigé.

Le premier enseignement de ce 2e tour, avant toute autre chose, c’est l’effondrement de la participation. Pourtant les élections municipales sont réputées pour être plus fréquentées que les autres. La crise pandémique, même si quelques doutes subsistent sur sa maîtrise, n’explique pas pour l’essentiel cette chute brutale. Si elle a expliqué l’abstention massive du premier tour (avec des appels publics dès la fin de la matinée du 15 mars à ne pas aller voter ou réclamant l’annulation du scrutin), le maintien d’une abstention aussi massive au second tour est une toute autre histoire. Une large partie du peuple français a décidé de décrocher des élections. A défaut de considérer que les élections nationales ont une influence réelle sur les choix gouvernementaux et l’évolution concrète de leurs vies, on pouvait encore imaginer que nos concitoyens croyaient à l’efficacité du vote de « proximité » pour orienter des politiques publiques locales. Ce n’est plus du tout le cas pour une grande majorité d’entre eux. Les discours qui insistent sur le fait que les électeurs manqueraient de responsabilité sont un peu courts. Je l’ai bien vu et entendu tout au long de la campagne. Beaucoup considèrent, et notamment dans les catégories populaires, que la politique et le vote ne changeront rien dans leur vie.

Avec cette abstention massive, une contradiction importante s’opère. Plus un territoire souffre de la mondialisation libérale, plus il vote à droite. Plus un territoire semble s’y être bien inséré, plus il vote écologiste ou à gauche. Dans les grandes villes, l’augmentation du vote écologiste est dû au retour d’un électorat qui avait voté Macron et La République en Marche au printemps 2017, plutôt que Benoît Hamon, qui était alors soutenu par EELV. Cet électorat revient à un vote de centre gauche, où l’écologie se substitue peu à peu à la social-démocratie comme idéologie des catégories socio-professionnelles supérieures qui se pensent « progressistes ». Le risque de voir s’estomper encore la question sociale s’aggrave donc, les dirigeants des partis appartenant peu ou prou tous à ce milieu social et adhérant à la culture dominante des centre-villes métropolitains. Notre pays est en train d’achever, d’une certaine manière le parcours qui conduit à l’américanisation de sa vie politique. L’abstention massive rejoint ce que l’on connaît depuis plusieurs décennies aux États-Unis avec la victoire idéologique de la pensée libérale. Les structures et les luttes collectives sont ringardisées et le business devient l’organisateur du corps social plus que la décision publique. C’est un des résultats navrant des échecs de la « gauche » sous Jospin et fortement accentué sous Hollande. Le pragmatisme proclamé (pour nier les reniements) a progressivement convaincu les citoyens qu’on ne peut ou qu’on ne veut pas changer la vie des gens et encore moins changer ce monde.

Parallèlement à cette emprise néolibérale, nous assistons à un lent et profond processus de dépossession de la souveraineté populaire qui contribue peu à peu à vider les élections de leur sens démocratique. Et les communes, qui devraient rester encore des foyers de démocratie et d’intervention dans un système institutionnel verrouillé, sont progressivement dépossédées de leurs prérogatives au profit des agglomérations et de diverses structures technocratiques (Société d’économie mixte, société publique locale…) éloignées des citoyens. Les budgets sont toujours plus contraints et mis graduellement sous tutelle d’un Etat lié aux marchés financiers qui rogne leur autonomie fiscale (la suppression de la taxe d’habitation est à cet égard un violent coup d’accélérateur), et freine le développement de politiques locales audacieuses. Il en découle un sentiment, fort injuste pour les élus les plus engagés, d’indifférenciation politique, malgré les efforts de certaines municipalités pour faire vivre et développer les services publics dans les domaines de la santé, du logement, des loisirs ou de l’éducation.

Et si vous y ajouter tous les scandales politiques liés à la corruption, au cumul de mandat, au harcèlement sexuel, avec le mépris qu’affichent nombre d’élu-e-s, à tous les niveaux, vis-à-vis des citoyens les plus fragiles ou précarisés… la coupe est pleine !

Cette grève civique est inquiétante !

- la forte abstention de dimanche (et du 15 mars) risque d’alimenter une rupture au sein même de nos villes qui pourrait créer des dégâts importants et à long terme sur l’acceptation même des politiques publiques locales. Si on peut se réjouir de l’adoption de programmes locaux mêlant officiellement solidarité et transformation écologique, leur mise en œuvre sera-t-elle aisée alors que dans certains cas ce sont plus de 70% des habitants qui ont boudé les urnes ? La remarque est d’ailleurs valable pour les communes qui ont choisi ou reconduit une majorité de droite, avec ou sans programme.

- cette abstention peut également renforcer des logiques clientélistes et communautarisme, puisque certaines forces politiques ont choisi de ne pas lutter contre la désertion des urnes. Il s’agit pour elles désormais de mobiliser sur un faible nombre d’électeurs leurs sympathisants et de faire ce qu’il faut pour être devant. Il n’est plus question ici d’impliquer les citoyens, de tenter de les associer aux prises de décisions et de les convaincre de la pertinence de votre projet.

Notre pays est totalement fracturé entre différents territoires. Qui peut croire que le pays bascule vers une gauche écologique, aux contours parfois indéfinissables, uniquement parce que les grandes villes et en leur sein les centre villes ont choisi dimanche majoritairement ce camp ? Très souvent en milieu rural, périurbain ou dans nos quartiers populaires, les habitants sont restés indifférents aux propositions politiques qui leur étaient ainsi soumises, par la gauche comme par la droite. Les écologistes percent essentiellement dans les grandes métropoles. À l’inverse, on voit que la plupart des villes moyennes restent aux mains des maires sortants LR et divers droite (et certaines ont basculé cette année).

Il conviendrait donc de ne pas tirer de conclusions hâtives du scrutin municipal. Les victoires médiatiques dans les grandes villes masquent des clivages nationaux profonds. Cette élection municipale était fortement désynchronisée du contexte national en raison de l’absence de logique d’alternance.

On peut certes retenir que la gauche réussit mieux lorsqu’elle est unie et cohérente, que son projet a été travaillé et n’est pas qu’un bricolage de dernière minute. Mais cela ne vaut que pour les 40% d’électeurs qui se sont déplacés.

Ce refus d’aller voter est le plus important dans une élection municipale depuis 1958. On estime également qu’environ 10 à 15% des français en âge de voter ne sont pas inscrits sur les listes électorales Assez clairement, la très grande majorité des français est en grève civique. Le désintérêt et la défiance vis-à-vis des institutions, à tous les niveaux, est donc extrêmement importante. Les élus, quels qu’ils soient, doivent faire preuve d’une très grande humilité, avec une légitimité aussi faible.

On ne mesure pas à quel point la crise démocratique génère des colères éruptives, des mouvements spontanés et peu organisés. Cette frustration et cette demande prennent de moins en moins le chemin des institutions traditionnelles...