Lecture estivale (3) : Le Niger, la France et l’Afrique

Je poursuis la mise en ligne des articles que j’ai apprécié cet été et qui méritent toute votre attention. Le 26 juillet, le Niger était le sixième pays du Sahel à subir en moins de trois ans un coup d’État militaire, après le Tchad, la Guinée, le Soudan, le Burkina Faso et le Mali.

Une fois encore, la hiérarchie militaire se retourne contre un président élu, en s’appuyant sur le mécontentement légitime des populations qui vivent dans des conditions de plus en plus difficiles à côté d’incommensurables richesses exploitées par de grandes firmes capitalistes occidentales, russes ou chinoises. Ce coup d’État au Niger, affaiblit encore plus les positions de notre pays dans la région et relance le débat sur les liens de la France avec ses anciennes colonies de l’Afrique de l’Ouest, alors qu’un grand nombre de ses ressortissants vivent en France (et beaucoup sont français). Dans une période compliquée, avec les tensions violentes dans les quartiers et le spectre d’une nouvelle loi répressive sur l’immigration, il est important de connaître la période de l’occupation coloniale au Niger, pour comprendre le ressentiment des Nigériens à l’égard de la France, même si ce dernier est instrumentalisé par les militaires peu scrupuleux avec l’œil bienveillant des mercenaires Wagner de Poutine.

Dans un entretien publié sur le site Mediapart, le 6 août dernier, l’historienne Camille Lefebvre, directrice de recherche au CNRS à l’Institut des mondes africains, évoque les liens entre la France et le Niger et la période de l’occupation précédant la colonisation. Des éléments essentiels pour mieux cerner ce qui se passe en Afrique actuellement.

Mediapart : Comment voyez-vous les réactions en France à la situation au Niger ? 

Camille Lefebvre : Ce qui me frappe, c’est que la situation n’est analysée en France que depuis un point de vue français et en fonction des effets sur la France, qu’il s’agisse de la question de l’uranium ou du sentiment anti-français. Au moment où le rapatriement des ressortissants français a commencé, des journalistes ont cherché à me contacter pour me poser des questions sur les expatriés. Mais je n’ai rien à dire à ce sujet. Je suis une spécialiste du Niger. Ce que je connais, c’est l’histoire de ce pays.

Je m’aperçois que cette histoire intéresse très peu, tout comme de manière générale l’histoire du Sahel. Ce qui intéresse, c’est la projection de la France sur le reste du monde, pas la compréhension de ce qui se joue dans cette partie du globe. Au Niger, le sentiment anti-français qui se manifeste aujourd’hui a une histoire longue et complexe. Le Niger depuis l’indépendance a eu une relation très proche avec la France et, paradoxalement, la France a eu très peu de relations avec le Niger. Personne en France ne semblait savoir où se situait le Niger, moi y compris, quand j’ai commencé à travailler sur ce pays il y a vingt ans.

C’est seulement à partir du moment où les questions djihadistes ont émergé au moment de la crise au Mali et de l’assassinat de deux Français à Niamey en 2011 que l’on a commencé à s’y intéresser de nouveau. Tout d’un coup, le Niger est entré dans les radars des intérêts français, y compris des intérêts politiques, militaires et sécuritaires. Mais pendant très longtemps, c’est un pays que les Français avaient oublié, malgré soixante ans de colonisation. Il existe donc un déséquilibre entre, d’une part, un pays qui s’est toujours intéressé à la France et pendant longtemps assez positivement et, de l’autre côté, une ancienne puissance colonisatrice qui, jusqu’à il y a très peu de temps, était indifférente.

Il existe donc une forme d’ignorance ?

Oui, je dirais même de désintérêt total. Ce qui me frappe, c’est que depuis dix ans la France est en guerre dans ce pays et dans ces régions sans avoir à aucun moment fait un effort pour comprendre ce qui s’y jouait. Au début de la guerre en Ukraine, un immense travail intellectuel a été réalisé collectivement dans l’opinion publique française et les médias pour comprendre les enjeux du conflit. Jamais un tel travail n’a été effectué pour le Sahel, pourtant certains de nos compatriotes y meurent au combat.

Cela est en partie dû à une forme d’illusion de connaissance liée à la colonisation et aux relations postcoloniales qui font que nos diplomates, les milieux politiques et militaires pensent connaître ces pays, sans percevoir que cette connaissance est biaisée par des restes de préjugés coloniaux et racistes et surtout que cette connaissance est obsolète. Une grande partie des erreurs qui ont été commises ces dernières années par les militaires français et la France en général est liée à ce désintérêt et à cette illusion de connaissance. 

Alors que les Nigériens connaissent très bien la France. Jusque dans les années 2000, les programmes scolaires nigériens étaient calqués sur les programmes français. Quand je suis arrivé au Niger dans les années 2000, les gens me disaient : « Mais nous, on connaît tout de votre pays, on en connaît la géographie, on en connaît toute l’histoire. On parle votre langue. Vous, vous arrivez, vous ne connaissez rien. Vous ne savez même pas qui on est, vous ne connaissez aucune de nos langues. Pourtant, vous nous avez colonisés pendant 60 ans et vous ne connaissez rien. » C’est toujours vrai paradoxalement. Sauf qu’aujourd’hui les Nigériens connaissent peut-être moins la France et surtout n’en voient plus que les défauts : une attitude extrêmement arrogante de désintérêt, de prédation. 

Ces derniers jours, on a beaucoup entendu dire que l’uranium nigérien n’avait plus autant d’importance pour la France, mais il en a beaucoup pour les Nigériens, dont c’est l’une des sources de revenus cruciales. Ainsi, lorsque Orano (ex-Areva) a fermé temporairement la mine à Imouraren, expliquant attendre une remontée des prix de l’uranium pour l’exploiter, dans son propre intérêt, cela a eu des effets dramatiques sur l’économie de cette région qui s’est retrouvée précarisée. Sans parler des conséquences catastrophiques en matière de santé publique sur le long terme que représente l’exploitation de l’uranium dans le nord du Niger.

Comment expliquez-vous cette attitude de la France ? 

Les Français n’ont jamais investi intellectuellement dans ce pays, pendant la colonisation son occupation était déjà considérée comme un « mal nécessaire », selon la formule coloniale retenue par l’historien Idrissa Kimba dans le titre de sa thèse. Mais, plus largement, les autorités françaises ont, avec condescendance, longtemps considéré ces pays comme des acquis, comme une forme de pré carré que l’on ne pourrait donc jamais perdre. Le type de relation que la France a construit avec le Niger, après la colonisation, reste une forme de relation fondamentalement inégalitaire dans tous ses aspects qu’ils soient politique, culturel ou militaire. 

Comment réagit le peuple nigérien ?

Une grande partie des Nigériens sont d’abord en colère contre leur propre gouvernement. Beaucoup considèrent que depuis plus de dix ans, ceux qui sont au pouvoir se sont comportés en prédateurs, accumulant par le biais de la corruption et du clientélisme des richesses énormes et laissant la population dans une pauvreté immense. C’est le fond du problème de ce qui se passe aujourd’hui. Depuis plusieurs années, une colère sourde monte notamment dans la jeunesse, très largement majoritaire dans le pays, une jeunesse peu éduquée, qui ne vote pas, contre des dirigeants qu’elle décrit comme des voleurs qui auraient vendu le pays et ses richesses à des pays étrangers, en particulier à la France.

L’un des moteurs de cette colère a notamment été le redéploiement des troupes françaises ayant quitté le Mali au Niger. Ces dernières années un discours de plus en plus construit circule sur le vol des richesses du Niger par la France. Il y a certes une partie fantasmatique, l’idée qu’en fait le pays serait extrêmement riche et que, s’il est pauvre, c’est parce que le gouvernement et les Français nous volent.

Mais il y a aussi derrière une vraie émergence d’une volonté de rompre la relation inégale avec la France et de se construire loin de l’ancien colonisateur. Il est important de percevoir qu’une partie de ces discours échappent aux analystes qui regardent la situation de loin, parce qu’ils ont lieu majoritairement sur WhatsApp dans des groupes fermés auxquels on n’a pas accès et qu’ils se déploient largement dans une langue africaine (haoussa, zarma, etc.). 

Il y a aussi certainement un enjeu démographique et d’enseignement qui se joue depuis une dizaine d’années, avec des moyens pour l’école de plus en plus dérisoires après les plans d’ajustement structurel et un nombre croissant d’enfants en âge d’être éduqués. Les pays du Sahel ont voulu produire une massification scolaire, sans qu’il y ait assez de gens pour éduquer tous ces enfants et sans débouchés pour ceux et celles qui sont éduqués. Des cohortes de jeunes diplômés sont au chômage sans aucun avenir à court ou moyen terme. Il y a un conflit générationnel. Et ça, c’est à mon avis ce qui fait le plus peur à ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui : se faire déborder par leur jeunesse.

Dans ce contexte, se choisir un ennemi commun, en l’occurrence ici la France, est très utile pour les militaires, qui ont tout intérêt à attiser la haine anti-française, ce qui permet ainsi de faire oublier qu’ils étaient eux-mêmes au cœur des systèmes de gouvernement précédent lié au PNDS [Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme, la formation du président déchu Mohamed Bazoum – ndlr] et sont issus de ce système clientéliste. Combien de temps vont-ils pouvoir le cacher en appelant à détester la France ? 

Enfin, beaucoup en France semblent ne pas mesurer ce qu’ont été la colonisation et sa violence. C’est toujours présent dans la mémoire et dans la vie des gens au sein des pays anciennement colonisés. Ce n’est pas seulement parce qu’ils l’ont appris à l’école, c’est bien plus fort que cela. C’est aussi dans les mémoires familiales, dans les récits de grands-parents ayant vécu le travail forcé ou l’arbitraire de la répression coloniale. C’est inscrit dans les corps et dans les esprits, par exemple dans les souvenirs des formes de violence et de prédation sexuelle coloniales.

Mais aussi dans les lieux : dans les villages, on vous montrera là où ont eu lieu des exécutions sommaires ou des massacres, tout cela est présent même chez ceux qui ne sont pas passés par l’école. La colonisation est une occupation des territoires mais aussi une négation raciste de l’identité des gens et de leurs valeurs, et cela a produit des effets qui sont toujours présents. Les gens au Niger et plus largement au Sahel ont énormément souffert de la colonisation, et la France n’a jamais demandé pardon ou reconnu ce qu’elle avait fait et ne semble pas prête à l’assumer.

En conclusion de votre livre, vous expliquez que l’histoire de l’occupation coloniale continue à nourrir l’imaginaire des militaires français. Peut-on parler de nostalgie ?

C’est une forme de nostalgie, oui. Une partie des militaires et surtout des officiers sont nostalgiques de l’épopée coloniale de leurs prédécesseurs dans ces régions qui est encore au cœur de l’enseignement à l’École de guerre. Un imaginaire de l’épopée coloniale marque les corps armés présents dans ces régions. L’un des effets est que cela donne l’impression à certains qu’ils ont une connaissance de ces régions liée à cette expertise passée sur laquelle ils peuvent s’appuyer.

Donc beaucoup sont persuadés ne pas avoir besoin d’actualiser ces savoirs puisqu’ils ont des clés de compréhension qui ont fonctionné, de leur point de vue, qui ont permis d’occuper ces régions immenses, d’en prendre le contrôle et de les dominer. Sans toujours mesurer qu’une partie des discours sur lesquels ils s’appuient étaient de l’ordre de la propagande coloniale et masquaient volontairement les nombreux échecs de l’armée française dans ces régions.

On entend également d’anciens militaires, comme récemment le général Christophe Gomart, ex-directeur du renseignement militaire français de 2013 à 2017, affirmer que « la France joue son destin géostratégique » au Niger...

Oui, c’est vraiment très fort chez une partie des militaires. L’idée que si l’armée française part, tout va s’effondrer, que notamment les islamistes vont gagner. Un discours qui ne mesure à aucun moment que la présence militaire étrangère peut aussi être l’un des éléments qui renforce les islamistes. Cette présence étrangère produit des effets de décrédibilisation des politiciens, des armées et des militaires nigériens qui apparaissent comme vendus aux intérêts étrangers et aux non-musulmans.

Dans cette perspective, lorsque l’on ne croit plus dans le fonctionnement de l’État tel qu’il existe, puisqu’il ne vous offre pas de travail, pas d’avenir, que les politiciens accaparent les ressources et vendent le pays à l’étranger, on se tourne vers des gens qui vous promettent qu’avec un État islamique, la vie sera plus juste.

De la même manière, les militaires français et de nombreux politiciens développent l’idée que les frontières de l’Europe se trouvent au Niger, que si l’on ne tient pas le Niger un déferlement de migrants et de djihadistes arrivera sur l’Europe. On peut y voir une continuité des formes de discours coloniaux qui, à l’époque, soulignaient que l’Algérie était l’arrière-cour de la France et le Niger l’hinterland de l’Algérie. Cette construction sert à légitimer la propre logique de l’armée française, d’autant plus que depuis la guerre au Mali, l’armée a repris de l’importance au sein de l’État français et dans le fonctionnement du gouvernement français. 

Une partie des forces politiques françaises continue aussi à véhiculer une image bienfaitrice de la colonisation…

Sur certains aspects, nous n’avons pas changé. Chez les Nigériens, la colonisation est encore dans les têtes, dans les corps et dans les esprits. Il faut mesurer que c’est la même chose en France. Les discours et certains éléments des mentalités coloniales sont encore en nous, parfois sans que nous nous en rendions compte. On le voit notamment dans la manière dont sont traités nos concitoyens racisés, qui sont encore considérés avec un regard colonial. C’est pour cela que la police s’autorise à les frapper, à les humilier ou à procéder à des contrôles au faciès. D’un point de vue plus large, à l’échelle des États, une partie des élites politiques et militaires continuent de penser que les pays du Sahel ne sont pas capables de se débrouiller seuls, que si jamais la France partait, ce serait la débandade. Mais pense-t-on jamais ainsi vis-à-vis de pays qui n’ont pas été colonisés ?

Emmanuel Macron avait pourtant promis d’en finir avec la Françafrique…

Il ne suffit pas de dire que sa génération, la mienne, n’a pas connu la colonisation pour considérer que nous nous sommes libérés de ses effets. C’est un discours qui nie la réalité de l’empreinte encore si forte des effets de la colonisation dans nos sociétés, à l’intérieur et à l’extérieur. Certains font une analogie avec l’Allemagne et la Seconde Guerre mondiale, insistant sur le fait que la France n’a plus de problèmes avec l’Allemagne et que les pays anciennement colonisés devraient passer à autre chose.

Mais, il y a eu en Allemagne un travail immense d’éducation, de mémoire et de réflexion sur sa propre histoire qui a été fait. Aujourd’hui, nous pouvons avoir des relations avec l’Allemagne, parce que ce travail a été fait. Nous n’en sommes clairement pas là en France en ce qui concerne la période coloniale. Cette période de notre histoire est bien connue, les historiens et les historiennes ont produit des connaissances solides, mais le pays ne semble pas prêt à affronter cette question.

Ce qu’on enseigne à l’école, c’est la décolonisation, pas la colonisation. Il est plus facile d’enseigner la manière dont les peuples se sont libérés, que de se pencher sur la violence de la colonisation au quotidien, la construction d’une société fondée sur le racisme et sur l’extractivisme. Mais la réponse ne se trouve ni dans la transformation des programmes scolaires, ni dans l’enseignement, ni dans une énième commission ou dans le travail des historiens et des historiennes, tout cela a déjà été fait et bien fait. La question est que nous décidions collectivement d’affronter cette question.

Propos recueillis par François Bougon

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